Du livre de Martine Quantric-Seguy’s “Au Bord du Gange” – Seuil, Paris, 1998

Dans le monde de plus en plus déréglé et surprenant où nous vivons, il est important au niveau spirituel de pouvoir s’accrocher à quelques vérités universelles qui parlent à toutes et tous.. Le conte suivant, « Disciple » tiré du beau livre « Contes du Gange » de Martine Quentric-Segeau (un beau cadeau de Noël) est devenu depuis quelques années la base même de ma pratique spirituelle au quotidien. Il m’accompagne partout et sa pratique me donne une joie profonde et sereine. Alors ce sera mon partage de Noël qui offre une pratique que même des agnostiques peuvent adopter selon ce qu’ils mettent derrière le « Toujours toi »

Mohan était un chercheur spirituel qui avait approché plusieurs maîtres. Aucun ne l’ avait satisfait jusqu’au jour où il rencontra un disciple de Shankara, le grand maître spirituel védantin.   Mohan se mit au service de ce maître, gardant ses vaches en journée et étudiant le soir pendant une période de douze ans, comme le veut la tradition. Il devint très savant en Écritures révélées, textes traditionnels, exégèses. Il apprit à scruter les tournures sanskrites, à déceler leur sens essentiel et sacré.

Après ces douze années, le maître quitta son corps et ce monde afin que cesse l’attachement aux apparences et que vienne l’esprit. Il laissa à Mohan son enseignement à méditer. Avant de quitter le monde des apparences, il murmura :

Souviens-toi que l’ignorance n’est pas l’ombre du savoir, et que savoir n’est pas connaître. Ni le mental ni l’intellect ne peuvent inclure « ce qui Est. Un sans second. »

Mohan remâcha les mots, pressa leur sens, les rumina. Il le fit avec inquiétude, car s’il était désormais un savant, il ignorait toujours ce que pouvait être l’état du sage.

In reprit la route, ses joies et ses privations, jusqu’au jour où la faim le laissa épuisé à l’entrée d’un village. Des villageois compatissants nourrirent et soignèrent son corps brisé. Ils découvrirent son grand savoir, touchèrent ses pieds respectueusement, le prièrent de rester auprès d’eux et de leur enseigner ce qu’il avait appris. Mohan comprit que c’était son destin car son corps refusait d’avancer chaque fois qu’il prenait son bâton de pèlerin. In accepta donc d’endosser le rôle sacré de maître.

Le temps passa, ses longs cheveux et sa barbe grisonnèrent. Les disciples venaient parfois de loin pour étudier près de lui. Il leur dit tout ce qu’il savait, avec éloquence et bonté. Saralah, un enfant du village, décida en grandissant que Mohan était le seul maître que son cœur voulait. Cependant, Mohan l’avait gentiment mais fermement découragé de rester près de lui.

« Va, retourne à ta vie. Je ne peux pas être ton maître. »

Saralah n’avait jamais voulu entendre ces mots mille fois répétés. Plein de confiance il avait déposé son cœur aux pieds de Mohan et n’imaginait pas qu’il soit possible de rencontrer ailleurs un meilleur messager divin ; aussi insistait-il.

Mohan était un intellectuel. Saralah était un brave garçon, honnête, sincère, candide, un peu fruste et mal dégrossi. Le Védanta ne pouvait pas être sa voie. Mohan n’excluait d’ailleurs pas que le malheureux fût trop limité pour quelque voie que ce soit dans cette vie-ci. Pourtant Saralah rôdait sans cesse autour du maître, de sa hutte, de ses disciples. Il espérait l’impossible, il attendant un regard du maître, un geste d’accueil, une initiation, un mantra surtout, cette formule sacrée offerte aux disciples heureux qui la répétaient jusqu’à l’indicible lumière.

Mohan exprimait-il le moindre besoin ? Saralah était déjà revenu avec l’objet nécessaire. Mohan, cependant, lui répétait de rester chez lui ou de se chercher un autre maître ailleurs. Alors Saralah s’éloignait d’un jet de pierre, s’asseyait sans chagrin ni impatience, puis attendait, attendait … attendait avec simplicité dans la certitude que le maître était là et qu’un jour l’initiation viendrait.

La nuit, à l’insu de Mohan, il dormait en travers de la porte de sa hutte pour ne pas perdre un souffle, un mouvement, un instant de la présence du maître. Une nuit, comme Mohan dut se lever pour aller vider ses entrailles, il bute du pied, dans le noir, contre Saralah étendu. Il grogna, agacé : « toujours toi !» Eperdu de bonheur, Saralah se prosterna aux pieds du revêche. Mohan l’avait touché, contacté. Le maître l’avait initié ! Que lui avait-il dit ? « Toujours toi ! » C’était là, à n’en pas douter, le mantra espéré depuis tant d’années. Mohan, pris par l’urgence qui l’avait réveillé et peu enclin à l’enseignement au milieu de la nuit, sa fâcha, intimant à Saralah l’ordre de disparaître sur-le-champ pour ne plus jamais revenir sans être dûment appelé.

Saralah, ivre de bonheur, le cœur comblé par la grandeur de l’instant, partit sur les routes, répétant avec ferveur, avec tendresse, ce « Toujours toi ! » offert enfin à sa candeur.

Il marchait depuis des mois, des années. Il marchait sans qu’un instant la joie le quitte. Dormant la nuit sous les étoiles, sous les nuages ou dans la pluie, mangeant ce qu’il recevait, jeûnant lorsque personne n’avait songé à lui, il demeurait équanime devant l’aumône comme sous les ricanements. Il n’eut pas un seul souffle où ne fût « Toujours Toi », pas un seul regard où ne fût l’Être Unique. Il répétait « Toujours Toi ! » et son cœur riait de Le rencontrer sous tant de formes. Vêtu d’un pagne usé couleur des poussières du chemin, il allait. Sous ses cheveux broussailleux ses yeux noirs étaient devenus profonds, transparents.

Il arriva ainsi dans un pauvre village. Les habitants transportaient un corps vers le champ crématoire. Ils couraient, reculaient, tourbillonnaient afin d’égarer en route les esprits mauvais et empêcher celui du mort de revenir en arrière, vers ce monde illusoire qu’il venait de quitter. Il avait quitté un corps, il fallait que les attachements passés s’achèvent. Cependant, le défunt était fils unique d’une veuve. Tous craignaient donc qu’il se sente empêché de partir, retenu en cette vie par la détresse de sa mère. Demeurer entre la mort et la vie, sans pouvoir revenir ni poursuivre sa route aurait fait de lui un fantôme sinistre, une créature douloureuse dont l’errance aurait nuit au village.

Lorsque Saralah arriva dans la grand-rue, les villageois vinrent à sa rencontre, lui demandant de prier pour le mort car ils n’avaient aucun brahmane au village. La mère sanglotante lui demanda de sauver son fils, de la sauver ainsi de la destitution et de la solitude. Saralah promit de prier, mais prévint qu’il n’avait ni le pouvoir de soigner les vivants ni surtout celui de réveiller les morts.

Il s’installa pourtant près du défunt, s’enferma dans sa compassion pour la souffrance de la mère, et récita la seule prière dont il était sûr qu’elle était sublime, puisqu’il l’avait reçue de son maître : «Toujours Toi !» Il priait avec ferveur, avec sincérité. Il priait pour cette mère. Il priait, et le jeune homme ouvrit les yeux, appela, s’effrayant d’être ainsi exposé sur un bûcher alors qu’il se sentait bien vivant.

On cria au miracle. Tous les villageois s’inclinèrent aux pieds du saint homme aux pouvoirs prodigieux. Pour le remercier ils offrirent à Saralah ce qu’ils avaient de plus précieux : qui une étoffe, qui du riz, qui quelques pièces de monnaie. Saralah refusa ces offrandes.

J’ai prié au nom de mon Maitre, dit-il, c’est lui qu’il faut remercier.

Le cœur empli de gratitude et les bras chargés de cadeaux, les villageois partirent sans tarder vers le lieu béni où vivait le maître. Ils voulaient emplir leurs yeux émerveillés de la vision du saint béni des dieux capable d’instruire un tel disciple.

C’est un Mohan chenu et blanchi par les ans qui vit arriver ce large groupe pétri de dévotion. Comme ces pèlerins déposaient à ses pieds toutes leurs pauvres richesses, fruits d’une vie de labeur, il s’étonna, s’enquit du motif de leur présence, de leur ferveur et de leur générosité. Les mots se mêlèrent, chacun tenta de dire l’incroyable résurrection du fils de la veuve par son disciple à lui, Mohan. It réussit tant bien que mal à saisir toute l’histoire, sauf un détail d’importance : il ne se connaissant aucun disciple capable re ressusciter un mort ! Il demanda son nom. On lui dit :

Saralah.

Sa surprise fut complète. Il n’en montra rien, recut chacun, chacune avec douceur, les bénit tous. Comme ils s’apprêtaient à partir, il leur dit :

Rentrez chez vous, vivez en paix. Dites à mon disciple que je l’attends.
Pendant ce temps, Saralah avait continué son chemin de joie sans plus se préoccuper de cette étonnante résurrection dans laquelle il ne s’était reconnu que le rôle d’un instrument, d’un intermédiaire.

Les villageois durent le chercher. Ce ne fut guère difficile. Partout où il était passé, la transparence de son regard, la douceur de son sourire et sa bienveillance avaient émerveillé les gens. Ils le trouvèrent un soir d’orage, souriant à la pluie et murmurant au ciel :

Toujours Toi ! Toujours Toi !

Lorsqu’il reçut la convocation du maître, il se mit prestement en route, se sentant béni par cet appel, heureux de tout son être. Il arriva bientôt auprès de Mohan, et prosterna aux pieds du maître son corps, son cœur, son âme de disciple. Mohan le releva doucement, d’une main de soie, comme on caresse un enfant. Il regarda Saralah, apprécia sans peine, comme tous ceux qui avaient eu la chance d croiser son chemin, la qualité de Présence qui l’habitait. A mi-voix il demanda :

Tu es bien Saralah ?

Oui, Gourouji.

Mais Saralah, je ne me souviens pas de t’avoir initié, cependant tu m’as désigné comme ton Maître.

Oh oui Gourouji, souviens-toi. C’était de nuit. Ton pied s’est posé sur moi, tes lèvres m’ont dicté le mantra. Puis tu m’as ordonné de partir et de ne revenir que si tu m’appelais. Tu m’as appelé, me voici.

Les villageois prétendent que tu as ressuscité un jeune défunt, qu’en dis-tu ?

En vérité, Gourouji, je n’ai rien accompli, j’ai seulement récité le mantra en ton nom et le jeune homme s’est réveillé.

Mohan, troublé, se leva, resta un moment silencieux, puis demanda :

Et ce puissant mantra, Saralah, quel est-il ?

« Toujours Toi ! », Gourouji.

En un éclair, Mohan se souvent de son agacement de la présence de Saralah dans la nuit. Il s’entendit rugir « Toujours toi ! »et bannir Saralah. Il vit l’homme courir sous la lune, disparaitre au coin de la rue. Et des larmes roulèrent sur ses joues ridées. Il pensa : « Comment ai-je pu arriver ainsi au seuil de la mort du corps sans être rentré dans la ferveur, sans m’être abandonné en l’Indicible, l’Inconnaissable, d’où surgit toute parole, toute intelligence. Pourquoi me suis-je égaré sur le chemin aride de l’intelligence froide ? Je tourne en rond bardé de savoir, je continue à enseigner mais ne sais que des mots, des formules, des idées, rien qui vaille vraiment. Saralah, qui ne sait rien, connaît le Tout. »

Alors Mohan se prosterna profondément, simplement, aux pieds de Saralah, et dans cet abandon de toute superbe, le supplie :

Enseigne-moi, ô Maître ! » (Fin du conte)

Chacun mettra qui lui parle derrière le « Toi ». Mais il est évident qu’une intelligence supérieure et infiniment bienveillante dirige cet univers absolument extraordinaire où nous vivons, un univers dont la science découvre tous les jours l’organisation stupéfiante de tant de formes de vie surprenantes.