Ce texte est traduit d’un article de Pierre publié dans le Christian Science Monitor du 10 juin 1981

La vie a parfois des façons tellement douces et surprenantes de s’occuper de nous. Prenez mon ami Maurice par exemple.

Quand je l’ai rencontré pour la première fois dans son Valais natal, je cherchais une vieille grange d’alpage – qu’on appelle « mazot » dans la région – que j’espérais transformer un jour en un endroit habitable. Rien d’extravagant. Un homme du coin, mi paysan, mi petit entrepreneur, qui me semblait assez rusé, m’avait offert quelque chose de ressemblant et situé vers le haut du Val d’Hérens, près de la rivière Borgne.

Quelque temps après je reviens avec ma mère et une amie examiner le bâtiment plus attentivement. Alors que j’étais en train d’évaluer l’état du bois avec mon canif, un personnage curieux est sorti d’un mazot voisin et s’approche de ma mère avec une certaine hésitation. Il portait un vieux chapeau complètement délabré de travers sur la tête, des brins de paille partout sur sa vieille jaquette de laine boutonnée de travers, un restant de dents jaunies et une barbe d’une semaine au moins. « Le bois est complètement vermoulu » il glisse à ma mère, dans son riche accent de la vallée. » Eh bien, allez le dire à mon fils. C’est lui qui veut l’acheter » lui répond-elle.

Alors il s’approche de moi avec cette déférence que les vieux campagnards d’autrefois avaient encore envers les gens de la ville et m’explique patiemment que si je le démontais pour le remonter ailleurs (car l’espace en question était tout sauf accueillant), la moitié des poutres qui étaient posées les unes sur les autres se casseraient aux angles. Je le regarde de façon étonnée, gêné d’avoir mon ignorance abyssale des vieux chalets ainsi mise au grand jour. « Quand vous le démonterez, vous perdrez une grande partie des poutres. Les extrémités se casseront comme des allumettes. Et les poutres tout en bas, vous voyez bien qu’elles sont pleines de termites. »

Soudain, il s’arrête et me regarde avec ses yeux bleus aussi clairs qu’un torrent de montagne et avec cette touche de modestie qui plus tard le rendit si attirant pour moi me dit : « Vous et moi. On pourrait être voisins un jour et je voudrais pouvoir vous regarder droit dans les yeux. Et si vous faisiez une mauvaise affaire à cause de mon silence, je ne pourrais pas vous regarder dans les yeux », me dit-il avec sa grammaire défectueuse. 

Pour lui c’était tellement évident et clair que cela le devint pour moi.

Depuis ce moment, Maurice et moi devinrent des amis inséparables. Nous grimpions dans la montagne, préparions la vrai raclette valaisanne 100% d’origine, ce fabuleux plat de fromage fondu grillé devant un feu (avec du bois de mélèze, svp, pas n’importe quel bois) servi avec des pommes de terre bouillies, des cornichons et d’autres petites merveilles, ce qui en fait certainement un des tous grands plats de la gastronomie mondiale avec le hyderabadi biryani indien ou le tchelow kabab iranien. Nous faisions d’interminables veillées, moi accompagnant avec ma guitare un potpourri de mélodies et chansons anglaises, indonésiennes, canadiennes, suisses, hollandaises et italiennes, avec une touche d’une mélodie néo-zélandaise chantée dans un maori certainement méconnaissable pour pimenter le tout. Je prenais part à la fête annuelle de l’alpage où Maurice avait ses vaches et nous buvions ensemble évidemment le meilleur lait du monde et cueillions ensemble des myrtilles et une ou deux tiges de rhododendron. (C’est une plante protégée).

J’ai décrit Maurice comme un homme aux moyens forts modestes. Et c’est vrai si on tient compte uniquement de ses 12 vaches (au sommet de sa prospérité) 9 chèvres, 15 moutons, trois petites parcelles (uniquement pour le foin car toutes en forte pente), son petit chalet en mélèze d’origine non traité de plus de 500 ans (un des trois plus vieux de la vallée, datant du 16è siècle) et quatre poiriers. Ajoutez une vieille grange et deux ou trois ruches. Mais quel Midas de bonté, quelle abondance de générosité, quelle simplicité d’enfant et quelle innocence, quelle hospitalité instantanée chez cet homme – une qualité rare dans cette vallée qui fut coupée du monde jusqu’au début du 19è siècle. (La première route fut construite dans les années 1920 et jusqu’en 1900 la vallée vivait totalement en autarcie sauf – pour le sel et le fer brut (nécessaire pour forger les instruments aratoires, les fers pour les mulets et quelques autres rares besoins.)

Pourtant il y avait une tragédie dans cette vie de célibataire vieillissant : la solitude. Douze ans avant notre rencontre il avait perdu sa vieille mère avec laquelle il avait vécu toute sa vie. Quand nous nous sommes rencontrés, il était à peine remis du choc de ce départ et vivait seul dans son petit hameau abandonné où, pendant l’hiver, il passait de longs mois sans voir personne sauf l’épicière de village quand il allait – fort rarement – acheter quelques produits de première nécessité.

Mais un jour, une de mes amies qui était spirituellement très engagée

affirma avec assurance que Maurice n’avait absolument plus besoin de vivre seul. Après tout, disait-elle, le ruisseau offre son eau à absolument tout un chacun, saint ou pécheur, le soleil brille avec la même chaleur sur les criminels endurcis, les spécialistes de la plongée sous-marine (quand ils remontent à la surface), les pasteurs calvinistes les plus austères (et croyez mon expérience de jeunesse, c’est une race vraiment très particulière), les perroquets et les bourdons. Alors, conclut-elle avec une totale conviction, il n’y a aucune raison que la vie ne bénisse pas Maurice avec une amie ou une compagne spéciale.

Cela ne lui sembla pas du tout ridicule que ce pauvre paysan de montagne avec toutes ses dents de devant qui manquaient et un ventre protubérant, une chemise sortant de son pantalon mal boutonné, vivant dans un chalet sans le moindre confort, avec un revenu si modeste qu’il pouvait tout juste survivre avec, ne trouvât pas la compagne idéale. La probabilité statistique d’une telle rencontre était d’environ 10 à la puissance 18, mais qui a besoin d’être gouverné par une probabilité statistique aussi froide et lugubre qu’impersonnelle ? Petit à petit, je fus à mon tour contaminé par l’assurance tranquille de mon amie. Et alors le miracle se produisit.

Le printemps suivant Maurice alla acheter du foin dans un village voisin.   Et c’est là qu’il rencontra Madeleine qui vendait le foin. Elle avait 78 ans (10 ans de plus que Maurice, si ma mémoire est bonne) une veuve et une des plus adorables habitantes des vallées alpestres que je n’ai jamais rencontrée. Elle travaillait sept jours par semaine (« c’est pas le curé qui va traire mes vaches quand je vais à la messe »), grimpant des pentes escarpées pour rattraper une génisse échappée de l’enclos, nettoyant l’étable, fauchant les champs à la main tout en tenant son ménage propre en ordre (on est en Suisse ici, non ?)

Et bien Maurice et Madeleine devinrent de si bons amis qu’ils se mirent en ménage ensemble. Chez Maurice en plus. Et cela dans le Valais encore très catholique des années ’80. Passe encore des jeunes qui le faisaient très discrètement.  Mais des vieux qui s’y mettent et qui l’affichent ouvertement ? Vraiment le monde est complètement sens dessus-dessous.

(Madeleine avait dix ans de plus que Maurice).

Mes ami.e.s : J’ai vécu et voyagé, étudié ou travaillé dans de nombreux pays des cinq continents pendant une grande partie de ma vie. J’ai rencontré un chef polygame du Tchad qui s’excusait devant moi de n’avoir que 32 épouses (« Mon père en avait 94 ») qui s’approchaient de lui uniquement en rampant sur le sol, des pasteurs calvinistes suisses avec des femmes aux visages allongés et tristes à mourir et des femmes de pasteurs baptistes américains avec des visages arrondis et joviaux, des femmes de plongeurs sous-marins et des criminels endurcis et leurs familles, des colonels qui marchaient même dans leur jardin comme de petites statuettes en bois animées et des Roméo et Juliette de tous les continents, milieux, races et cultures  – mais je n’ai jamais rencontré un couple aussi tendre, plein d’humour, apaisé et précieux que Maurice et Madeleine. Elle devint sa sœur, son épouse et sa mère en même temps. Il la regardait avec tendresse et s’occupait d’elle comme elle de lui. Il m’est arrivé de voyager plus de 300 kilomètres juste pour passer quelques heures en leur compagnie, tellement celle-ci était bienfaisante.

Il y a une leçon importante – et une qui l’est moins – à tirer de l’histoire de Maurice. La moins importante d’abord. Il y a autant de probabilités que les statistiques sociologiques puissent prédire certaines réalités que de voir un hamster tirer la « Symphonie des Mers » (le plus gros paquebot au monde) jusqu’au sommet du Mt. Blanc avec une ficelle.

L’importante. Pourquoi cherchons-nous toujours à tout planifier à l’avance et à dire à la vie comment elle devrait résoudre nos problèmes ? Trop souvent, nous n’arrivons pas à faire confiance, à cesser de donner des ordres au destin, nous cherchons à pousser la rivière qui de toute façon coule paisiblement d’elle-même et sans notre aide.

La vie a des façons tellement douces de s’occuper de nous.

Et parfois tellement inattendues.