Extrait et traduction – 1967 Yevtushenko’s Reader

Je crois qu’il est impossible de vivre heureux si l’on nourrit de la rancune pour le mal que l’on nous a fait, quel qu’il soit.  … D’autre part, on devient incapable de ressentiment lorsqu’on a compris que chacun, à chaque moment, agit à partir de son plus haut niveau de conscience. Alors on vit dans une paix profonde et une joie paisible.

Je me bénis dans ma capacité de comprendre que le pardon est l’un des plus grands cadeaux que je ne puisse jamais faire à moi-même et au monde.
Je me bénis dans ma compréhension que, lorsque je refuse de pardonner, je fais le choix inconscient de souffrir.
Je me bénis dans ma compréhension que,  lorsque je pardonne ou demande pardon, je me libère non seulement moi-même mais aussi tous les autres et que j’élève la conscience mondiale.
Pierre Pradervand

La mère de Yevtushenko l’avait amené à Moscou, une ville étant encore sous le choc de la violence d’Hitler d’un côté et de celle de Staline de l’autre. Ils avaient rejoint des milliers de gens qui regardaient le défilé de vingt mille prisonniers de guerre allemands dans les rues de Moscou.

« Les trottoirs fourmillaient de spectateurs encadrés de soldats et de policiers. La foule consistait surtout de femmes – femmes russes aux mains rugueuses, aux lèvres sans rouge à lèvre et aux épaules minces et voûtées qui avaient porté la moitié du fardeau de la guerre. Chacune d’entre elles avait sûrement eu un père ou un mari, un frère ou un fils, tué par les allemands. Leurs regards haineux se portaient dans la direction d’où le défilé devait apparaître.

« Enfin, nous le vîmes. Les généraux marchaient en tête, le menton en avant, les lèvres plissées et méprisantes et une attitude de supériorité  à l’égard de leurs vainqueurs plébéiens.  Les femmes leur faisaient le poing. Les soldats et les policiers avaient de la peine à les retenir.

« Tout d’un coup, quelque chose arriva. Elles virent à la suite des soldats allemands, maigres, pas rasés, portant des bandages sales, tachés de sang, s’appuyant sur des béquilles ou sur l’épaule d’un camarade; les soldats marchaient avec la tête basse. La rue devint silencieuse – le seul son, c’était le bruit des bottes et le cliquetis des béquilles sur le pavé.

« Alors je vis une femme âgée avec des bottes dilapidées s’avancer et toucher l’épaule d’un policier, disant, ‘laisse-moi passer.’ Elle alla vers la colonne, sortit de son manteau quelque chose emballé dans un mouchoir et le déballa. C’était une croûte de pain noir. Elle la mit dans la poche d’un soldat si épuisé qu’il vacillait sur ses pieds. Du coup, de tous côtés,  les femmes accouraient auprès des soldats, mettant dans leurs mains du pain, des cigarettes,  tout ce qu’elles avaient. Les soldats n’étaient plus des ennemis. C’était des êtres humains. »